Seymour Hersh : « Les gouvernements mentent. Les journalistes font des erreurs »

Seymour Hersh : « Les gouvernements mentent. Les journalistes font des erreurs »

Seymour Hersh, reporter au New Yorker

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Il a l’œil malicieux, Seymour Hersh, lorsqu’il monte sur l’estrade afin de d’ouvrir la deuxième journée du Congrès sur le journalisme d’investigation qui se tient en ce moment même à Genève. Dès les premiers mots, le public semble happé par les histoires de Hersh. Et des histoires, il en a un paquet à raconter.

Storyteller. De la guerre du Vietnam à la prison d’Abu Ghraib, le public se trouve embarqué, « embedded », dans le récit de ce conteur-né. Un paradoxe pour ce journaliste qui ne parvient pas à cacher une moue dépréciative chaque fois qu’il prononce le mot.  En fait, plus que « l’embarquement » d’un reporter dans une unité combattante –difficile de couvrir l’actualité d’un conflit sans suivre ses principaux acteurs –  c’est surtout un journalisme de cour, un discours médiatique qui relaie sans analyser les propos du pouvoir que Seymour Hersh condamne fermement : «Après le 11 septembre, beaucoup de journalistes ont manqué de recul critique. Ce n’est pas ce que nous devons faire. Ce n’est pas mon travail. Mon job consiste à rendre compte de ce qui est dit, et de dire si ce qui est dit est vrai ou ne l’est pas ». Le journaliste idéal de Hersh est une sorte de paladin parfois faillible au service de la vérité : « les gouvernements mentent, pas les journalistes : ils font des erreurs ».

Seymour les bons tuyaux. Questionné par le public sur ses méthodes d’investigation, Hersh ne s’est pas fait prier pour donner quelques recettes de la maison. D’où tient-il ses sources ? Le journaliste fait le pied de grue devant les homes pour personnes âgées : « Je me suis rendu compte que les personnes à la retraite s’embêtent un peu et ont beaucoup de choses à raconter. Un vieux général aigri ou un ancien agent secret lâchent volontiers des infos précieuses si vous prenez le temps de les rencontrer et de vous entretenir avec eux ». Lorsqu’il rencontre des informateurs potentiels ou quand il effectue des entretiens Hersh insiste sur le fait qu’il est nécessaire d’être bien documenté : « il faut lire, lire et lire encore. Pour obtenir des informations, il faut aussi en donner. Se contenter de poser des questions ne suffit pas ».

Prudence, Prudence. Seymour  Hersh reste cependant un journaliste old school Lorsqu’on lui pose l’inévitable question « Qu’est-ce que vous pouvez donner comme conseil à un jeune journaliste qui se lance ? » , ce vieux briscard de l’investigation sèche un peu. Après quelques raclements de gorge et autres borborygmes, Hersh lance un goguenard : « dites-moi ce que vous voulez que je vous dise et je vous le dirai ». Pas besoin d’être politicien pour utiliser la langue de bois avec humour.  Internet et les blogs, ce n’est pas tellement son truc non plus. Hersh utilise encore de bons vieux calepins. « Je me méfie des ordinateurs et je code le nom de mes sources dans mes comptes-rendus d’enquête » confie-t-il au public. Un peu parano, Seymour Hersh ? Plutôt prudent en fait. Les lois du Patriot act ont encore renforcé cette méfiance. Il ne faudrait toutefois pas le considérer comme un technophobe en puissance. Hersh a pris bonne note de l’arrivée du multimédia et reste persuadé que des modèles économiques vont émerger…sans pour autant préciser lesquels. Côté formation, le journaliste ne voit pas d’un bon œil la prolifération des écoles de journalisme (n’oublions pas qu’aux Etats-Unis, le journalisme s’enseigne à l’université) et préfère insister sur la nécessité d’une formation permettant d’accéder à bonne culture générale. Le reste, ça s’apprend sur le terrain. Evidemment.

Seymour Hersh est reporter au New Yorker. Il a exercé sa plume au New York Times et de manière indépendante. Il s’est notamment fait remarquer pour son travail sur le massacre de My Lay et son enquête sur la prison d’Abou Ghraib.

Retrouvez un verbatim de la conférence de Seymour Hersh sur le blog de Sokiosque.ch et consultez l’enregistrement complet de la conférence sur le site du GIJC.

Guillaume Henchoz

L’édition, dernier bastion du journalisme d’investigation ?

L’édition, dernier bastion du journalisme d’investigation ?

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Alors que le 6ème congrès de la discipline se tient en ce moment même à Genève, le journalisme d’investigation subit de plein fouet la mutation qui touche l’ensemble des médias. Coup de projecteur sur ces journalistes qui publient le résultat de leurs enquêtes dans des livres.

Les piliers d’argile du journalisme sont la hiérarchisation de l’information et l’enquête. Ce mantra, psalmodié tous les matins au café par les membres de la profession, est mis à mal par la crise que traverse la presse. Les formats se réduisent et le temps de l’information devient toujours plus rapide. Dès lors, comment pratiquer sereinement l’activité reine du métier, l’investigation ? De nombreux journalistes se replient vers un support qui s’articule autour d’un temps plus long et qui laisse la part belle au texte : le livre. Lire la suite « L’édition, dernier bastion du journalisme d’investigation ? »

Prison Valley: un webdocu mais pas que (billet de saison…)

Prison Valley: un webdocu mais pas que (billet de saison…)

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Le tout prochain lancement de Prison Valley par le site internet d’Arte contribue largement à attirer l’attention sur  les webdocumentaires. Ces nouveaux objets multimédias  se situent au croisement de différents supports (écriture web, photographie, audio et vidéo). Nous en avions déjà parlé ici. S’ils permettent  de donner un nouveau tempo  à l’information sur la Toile, ils sont toujours peu rentables, de par leur orientation web, précisément. Pourtant un bon webdoc nécessite du temps et l’implication de nombreux professionnels.

Présenté par ses réalisateurs comme un road movie participatif, Prison Valley est un documentaire qui propose aux internautes d’accompagner les enquêteurs dans le système carcéral américain. Le récit s’annonce des plus intéressant: l’enquête porte en grande partie sur le quotidien des personnes qui gravitent autour de l’industrie pénitenciaire. Prison Valley est une expression qui désigne une région dont l’économie repose presque entièrement sur un gigantesque complexe pénitencier.

Les choix de récits employés par les journalistes de Prison Valley sont maintenant un classique du genre webdocu. Il s’agit d’élaborer un dispositif narratif qui puisse rendre la lecture du documentaire la plus immersive possible. Tout d’abord, il faut noter un changement de personne au niveau de la focalisation :  l’histoire se déroule autour d’un « nous » englobant, loin de son utilisation universitaire visant à une certaine neutralité axiologique. Ensuite le récit peut parfois prendre des détours selon les envies du lecteur. Arrivés à certains points du documentaire, il est possible de s’orienter vers une autre trame à travers laquelle on peut creuser un thème. Toutefois la ligne narrative de Prison Valley n’est pas aussi éclatée que celle de Ciudad Juarez. Le webdocumentaire dure environ une heure avec un début et une fin. Le temps de visionnage peut cependant rapidement doubler si on s’arrête pour emprunter les détours que nous proposent les enquêteurs et les autres pistes à creuser qui surviennent au cours du récit. Pour finir, notons que Prison Valley se veut beaucoup plus interactif que les précédent webdocs développés jusqu’alors. Les internautes pourront dialoguer entre eux et les « personnages » de l’enquête répondront aux questions que ne manqueront pas de leur poser les visiteurs. Bref, l’internaute se retrouve « embedded ». Un peu comme un journaliste à l’arrière d’un Hummer filant droit sur Bagdad.

Si c’est du webdocumentaire dont on a beaucoup parlé, la nouveauté me semble en fait se trouver ailleurs. Ce qui paraît le plus intéressant avec cette enquête est surtout la multiplicité des supports qu’elle utilise pour organiser sa médiatisation: Pus qu’un webdocumentaire, l’enquête se décline sous la forme d’un documentaire classique qui sera diffusé sur la chaîne Arte. Un livre sera également publié (avec des pages en papier, et tout, et tout). Côté multimédia, une application Iphone est même envisagée. Ces supports variés vont contribuer à une diffusion optimale . Gageons que cela permet  aussi de développer un modèle de financement qui ne dépende pas que du web … et qui du coup, pourrait rapporter un peu d’argent – après tout, pourquoi pas ?

Guillaume Henchoz

Quelques liens en vrac :

La Bande-dessinée, nouveau genre journalistique

La Bande-dessinée, nouveau genre journalistique
Tintin au boulot (extrait de Tintin au pays des Soviets)

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Le dessin accompagne le journalisme depuis ses débuts. Des gravures du Petit Journal aux caricatures de la presse satirique, l’image a toujours été utilisée par les médias pour expliquer, illustrer, moquer.  Jusqu’à nos jours, elle a eu pour principale fonction de compléter le récit journalistique. Le dessin vient appuyer le message. C’est toutefois une posture différente qui tend à se développer avec l’essor du journalisme de bande dessinée. Dans un article très complet publié en 2005 par la revue française Médias, Jean-Michel Boissier et Hervé Lavergne jettent les bases d’un nouveau genre de BD : Le BD reportage :

Les Américains l’appellent « comics journalism » ou « graphic journalism ». Autrefois, l’expression désignait les spécialistes, les critiques de bandes dessinées, les incollables des phylactères. Depuis une vingtaine d’années, elle s’applique à une nouvelle tribu de reporters qui ont troqué le clavier, l’appareil photo, le micro ou la caméra contre les crayons, les stylos et les encres – surtout noires. Le BD reportage (appelons-le comme ça) a ses héros internationaux : Art Spiegelman, le génie graphique de « Maus », descente hallucinée dans l’enfer des souris déportées et des chats bourreaux d’Auschwitz, et Joe Sacco, Maltais vivant aux Etats-Unis, qui publie avec un grand succès ses reportages puissants et engagés, de la Palestine à la Bosnie.

Boissier & Lavergne, Le BD reportage et ses maîtres, Médias, décembre 2005

Pour comprendre l’essor du journalisme de bande dessinée, il faut commencer par se plonger dans l’histoire de cette dernière. La BD a longtemps souffert d’un déficit de légitimité. Considérée comme un art relevant de tantôt l’Underground, tantôt de la littérature pour enfants, ce n’est que récemment qu’elle est parvenue à acquérir une certaine légitimité culturelle, comme le note Benoît Peeters, scénariste et critique de bande dessinée :

Si dans les années 1970, à l’université et dans la presse, on n’abordait la BD que de façon latérale, comme épiphénomène sociologique ou simple expression de la culture populaire, nous avons assisté, depuis, à une nette évolution des mentalités, à un changement d’attitude des libraires généralistes, des bibliothécaires et des médias. Sans doute le travail théorique mené par certains d’entre nous a-t-il porté quelques fruits, mais c’est surtout l’évolution de la bande dessinée elle-même, au cours des dernières années qui a joué un rôle décisif dans la reconnaissance de son statut culturel.

Benoît Peeters, Interview accordée au magazine Books, mars 2010 (Hors-série no2)

Dans un article du New Yorker, (également traduit la revue Books) David Hadju effectue un parallélisme intéressant entre bande dessinée et rock and roll. Longtemps considérés comme des formes de sous-arts, ces deux genres ont acquis leurs lettres de noblesses dans les années 1970. A l’instar des Beattles et de Bob Dylan, les grands maîtres de la BD se sont employés à explorer des thématiques plus « adultes » et se sont essayés à des récits plus complexes et profonds. Le premier livre a avoir revendiqué le statut de graphic novel, nous rappelle David Hadju, est un pacte avec Dieu de Will Eisner. Par la suite, ce sont les travaux d’Art Spiegelman et son très remarqué Maus, ainsi que les reportages de Joe Sacco qui emmènent la bande dessinée loin des rivages de la fiction. En France également, le Travail de Jean Teulé relève du même constat : la BD se prête bien au reportage. Teulé parcourt la France et propose à ses lecteurs des portraits de Français à travers des faits divers et des tranches de quotidiens de personnes ordinaires. Son oeuvre sera primée à Angoulême en 1989. Elle reste toutefois peu connue d’un grand public qui a plutôt retenu la figure du romancier que celle de l’auteur de BD.

Dans "L'Affaire des affaire", Denis Robert raconte ses plus belles années d'enquêtes
Denis Robert s’est mis à la BD pour raconter ses années d’enquête dans le milieu des affaires

La production a explosé au cours de ces dernières années. De nombreux auteurs de bande dessinée se sont essayés au genre: Guy Delisle nous narre ses aventures en Corée du nord et en Birmanie pour le compte de ses employeurs, Denis Robert a transposé ses années d’enquête sur la corruption politique et les milieux économiques, Daphné Collignon raconte les reportages d’Anne Nivat dans les confins de la Russie, etc. Plus qu’une mode, le BD reportage devient un genre en soi. Ironie du destin, la figure du journaliste est présente dans la bande dessinée depuis (presque) ses débuts. Tout le monde se souvient de Tintin, le  reporter dessiné sous les traits d’Hergé. Le journaliste -ou sa caricature- a continué à s’essaimer dans la bande dessinée. Fantasio, Le célèbre compagnon de Spirou fait également partie de la maison. Cela se poursuit jusque dans les mangas avec la récente parution de « Journaliste« .

Journalisme et bande dessinée forment en fait un vieux couple. Dès lors, il n’est pas étonnant de constater que la porosité entre ces deux domaines est toujours plus forte. Le dessinateur de presse Patrick Chappatte me semble être un bon exemple. Connu d’abord pour ses dessins de presse qui sont notamment publiés dans le Temps et le Herald Tribune, ce dessinateur s’est également mis aux reportages graphiques. Ces derniers sont d’ailleurs consultables depuis le site de l’auteur (cliquez ici). Le journalisme de bande dessinée ne vient donc pas exclusivement de la BD mais s’élabore à la frontière de ces deux disciplines. Le dessinateur et journaliste Joe Sacco incarne bien cette double filiation, lui qui a signé des articles dans les journaux anglo-saxons les plus prestigieux tout en continuant son travail de BD reporter. La revue XXI contribue également à exploser la frontière entre journalisme et BD. En reprenant une formule qui vient des Etats-Unis et que pratique un magazine comme le New-Yorker, XXI propose lors de chacune de ses parutions un reportage graphique d’excellente qualité.

Les récits de ces BD reporters partagent tous quelque chose que résume assez bien Art Spiegelman dans le Columbia Journalism review. Pour ce dernier la prétendue objectivité sous-tendue par l’appareil photo est tout aussi mensongère qu’un récit écrit à la troisième personne du singulier. A partir de ce constat, « faire du journalisme en bande dessinée c’est manifester ses partis pris et un sentiment d’urgence qui font accéder le lecteur à un autre niveau d’information », affirme-t-il. Le lien avec le narrative writing paraît ici évident. Le journalisme de Bande dessinée ne peut que se rattacher à cette longue tradition journalistique qui court d’Albert Londres aux grandes plumes des reporters américains et que l’on appelle en bon français le « Nouveau Journalisme ». Phénomène assez flagrant dans les BDs consultées, le reporter est présent en permanence tout au long du déroulement du récit. Il est le point depuis lequel s’organise le récit. Il est le filtre. Une évidence s’impose alors aux lecteurs : il n’est pas neutre. Nous pouvons au contraire le voir à l’oeuvre organiser le récit. Le journalisme de bande dessinée a ceci de pédagogique qu’il encourage le lecteur à prendre une certaine distance critique :

En mettant en avant sa propre humanité, le BD reporter encourage ses lecteurs à garder la distance nécessaire avec ce qu’ils lisent. A cela s’ajoutent les propriétés narratives particulières du BD reportage : il ne s’agit ni d’histoires illustrées, ni d’images commentées, mais d’une interaction incessante entre l’image et le texte où chaque élément conserve un certain degré de liberté et d’autonomie. Pour cette raison, la bande dessinée est remarquablement appropriée pour décrire la fragmentation de l’expérience pendant une crise sociale ou politique, ou des points de vue incommensurablement opposés au cours d’un conflit (Israël/Palestine, Afghanistan, Irak, etc.).

Boissier & Lavergne, Le BD reportage et ses maîtres, Médias, décembre 2005

On peut sans doute attribuer le succès que rencontre le journalisme de bande dessinée aux partis prix assumés de ces codes narratifs: le trend actuel est à la suspicion. Les journalistes n’ont pas bonne presse. Ils sont soupçonnés de plusieurs maux: manipulation, manque d’objectivité, absence d’indépendance. L’arrivée d’une nouvelle forme de journalisme qui dit « je » et qui assume sa part de subjectivité à travers les dessins remporte un certain succès auprès du lectorat. A la lecture de certains récits, on ne peut s’empêcher de penser à l’autofiction, genre littéraire qui se situe entre la fiction et l’autobiographie. Il ne s’agit pas d’affirmer que les journalistes-dessinateurs sont des êtres à l’égo débordant qui épanchent sur les cases leur petit moi atrophié. Car contrairement aux auteurs de littératures, la focale depuis laquelle s’articule le récit des dessinateurs se donne d’emblée à voir lorsqu’on lit une bande dessinée. C’est en fait moins une mise en scène de soi qu’une mise en scène d’un narrateur présent dans le récit. Pour faire un peu dans la provoc’, on pourrait affirmer contre la tendance actuelle que ce qui manque encore dans le journalisme de bande dessinée, ce sont des récits qui assument une certaine neutralité axiologique…

Guillaume Henchoz


Webdocs en stock

Webdocs en stock

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Les webdocumentaires commencent à s’essaimer sur la toile. Cette nouvelle manière d’appréhender l’actualité  suscite de nombreux espoirs, particulièrement du côté du photojournalisme. Mais les webdocumentaires, suscitent également certaines controverses : à la fois ludiques et interactifs certains d’entre eux remettent en question la frontière entre  fiction réalité et questionnent notre rapport à la consommation d’informations depuis le web

Les webdocumentaires font leur petit bonhomme de chemin. Nouvelle forme de récit journalistique les « webdocs » ou « webdocus » comme on les appellent souvent, sont  bien intégrés par les médias traditionnels actifs sur la Toile : les sites des télévisions et des grands journaux en hébergent de plus en plus, tandis que des catégories leur sont spécialement dévolues lors des prix de photoreportage. Mais qu’est-ce qu’un webdocumentaire exactement ? Difficile à définir en quelques lignes.  Le principe de base de ces nouveaux reportages consiste à croiser les différentes ressources narratives à disposition des journalistes afin de produire un objet « cross-media » qui relève tant de la photo, de la vidéo, de la radio que de l’écrit. Leur forme les éloigne de la narration linéaire d’un documentaire classique. Il n’en reste pas moins proche de l’écriture de documentaires pour la télévision, comme le rappelle Luc Debraine dans un récent article publié par Le Temps et intitulé la nouvelle grammaire documentaire :

Ah, le bon vieux documentaire à la télévision… Le ton docte du commentaire, les plans fixes sur les personnes interviewées, l’utilisation ­rituelle des images d’archives, le rythme lent… Cette grammaire visuelle paraît si figée que le téléspectateur a parfois l’impression que le documentaire a été inventé en même temps que la télévision. C’est bien sûr faux: le genre a su se remettre en question. En restant toutefois dépendant d’une écriture télévisuelle. (…) Voilà qu’entre en scène le webdocumentaire, terme vague qui groupe plusieurs types de reportages multimédias, ou «cross-média».

Les webdocumentaires, une nouvelle manière d'attirer l'attention des internautes sur l'actualité ?

Un spectateur-acteur ? L’élément central de cette nouvelle grammaire visuelle consiste en une temporalité de plus en plus éclatée : de nombreux webdocus n’ont ni début, ni fin et certains font l’objet de mises à jour régulières. De l’autre côté de l’écran, les choses changent également : l’internaute est plus qu’un simple spectateur. Pour le meilleur comme pour le pire, c’est à lui qu’incombe la charge d’élaborer et d’organiser sa vision/lecture du reportage. Ce sont ses choix qui donnent le tempo à la narration. Il peut ainsi s’intéresser à un chapitre ou un thème précis, il peut se concentrer sur un élément particulier du webdocu ou passer plus rapidement sur une partie qu’il jugera moins intéressante.  Il a également la possibilité de commenter ce qu’il voit, entend ou lit. Le webdocumentaire  se présente comme un documentaire 2.0 . L’intéractivité et la modulation du reportage selon les désirs de l’internaute méritent toutefois d’être nuancés.  Comme n’importe quel récit, l’écriture d’un webdocu s’effectue sur la base d’un scénario. les options ne sont jamais infinies. Si certains reportages essaient de développer un petit côté « documentaire-dont-vous-êtes-le-héros », histoire d’insister sur la dimension immersive de la narration, le péquin, derrière son écran n’a jamais 36 choix. La narration reste souvent assez linéaire n’en déplaise aux afficionados du genre.

Un genre en soi ? Les webdocumentaires ont une histoire dont il est difficile de retracer le fil rouge. A ma connaissance, les premières tentatives de production de reportages intégrant différents supports consistent en des audioramas. Le plus célèbre est sans conteste celui du New York Times. Il s’agit de portraits de New-yorkais à travers leur propre témoignage. On  les écoute en même temps que défilent des photos prises par un photojournaliste qui  les a suivis durant une journée. A la fois simple et très fort. Ce type de modèle s’est bien-sûr exporté. Certains y ont ajouté un peu de vidéo (choix pas toujours très heureux, à mon avis…). Un site comme Brèves de trottoirs se revendique directement de cette filiation . Même si les internautes ont la possibilité de laisser des commentaires en marge du portrait, ils n’ont pas loisir d’intervenir dans le récit: ce dernier reste linéaire. Il n’en va pas de même avec tous les webdocs. Un reportage comme la cité des mortes, une enquête sur la ville de Ciudad Juarez (Mexique) et les meurtres à répétition qui y sont commis, va plus loin en utilisant des procédés narratifs qui éclatent le récit au point de le rendre pénible même pour un internaute confirmé. D’autres documentaires comme Thanatorama ou Voyage au bout du charbon présentent un récit qui n’est pas sans rappeler nos vieux livres dont vous êtes le héros. Le reportage de Samuel Bollendorf s’ouvre d’ailleurs ainsi :

Vous êtes journaliste indépendant. Vous avez décidé de mener une grande enquête sur les conditions de travail des ouvriers qui chaque jour recommencent le « miracle chinois ». Vous commencez votre enquête par les mines de charbon réputées les plus dangereuses… Votre voyage au bout du charbon est basé sur des faits réels, seuls les noms ont été changés.

C’est du lourd. La consultation de ces webreportages requiert également une bonne bécane et une bonne connexion : utilisez un vieux powerbook avec deux barrettes de wifi pour consulter la cité des mortes et je puis vous assurer que vous allez rapidement éteindre votre ordinateur et allumer la télé. Les webdocumentaires sont des objets  lourds et ceci à plus d’un titre. Ils nécessitent la collaboration de différents spécialistes multimédias. L’information est recueillie via le son et l’image. Par la force des choses, ils constituent  une nouvelle planche de salut pour des photojournalistes qui souffrent énormément de la crise des médias. C’est ce que relève notamment cet article de Sophie Roselli pour Swissinfo :

Durement touché par la crise des médias, le photojournalisme cherche son salut sur la Toile. De nouvelles formes de récits en images apparaissent. Les grandes figures du métier, comme Alain Genestar et Reza, parlent déjà d’une renaissance.

Combien ça coûte ? La question des modèles économiques reste cependant en suspend. « Nous sommes en train d’inventer le business plan pour cette utilisation » confie le photographe Reza à Swissinfo. Traduction: si le produit existe, on ne sait pas encore très bien comment gagner de l’argent avec. Ceci est d’autant plus paradoxal qu’un bon webdoc peut coûter très cher et nécessite beaucoup du temps et des moyens importants (enquête, rédaction, montage, design, intégration). Pour l’instant, les sites qui en hébergent appartiennent à des médias qui se financent traditionnellement grâce à leurs redevances télé ou au papier. Une ébauche de réponse consiste dans le fait que ce type de supports multimédias est aussi  utilisé par des organismes, des agences, des entreprises et des associations qui l’utilisent pour leur communication et qui peuvent payer pour cela. Une entreprise comme Upian a réalisé plusieurs de ces reportages multimédias tout en assurant aussi des maquettes promotionnelles pour l’industrie culturelle.

Au final. Les webdocus sont amenés à se développer et à se décliner en plusieurs sous-genres. S’il paraît difficile de les définir clairement à travers les outils et les supports qu’ils utilisent pour faire passer leurs messages, ils partagent entre eux, peut-être sans le vouloir, le fait d’imprimer un autre tempo à l’information sur la Toile. Ils nécessitent un temps d’arrêt et une certaine concentration (voire même effort) de la part de l’internaute. Ils développent une nouvelle grammaire documentaire et ils participent peut-être à la réintroduction de la lecture lente… sur écran.

Un reportage de France 24 dans les coulisses de Prison Valley, un webdocumentaire produit par Upian et Arte

Guillaume Henchoz

Le journalisme d’investigation en question

Le journalisme d’investigation en question

Chouette ! Pour le compte d’EDITO, je m’apprête à couvrir la 6ème conférence internationale du journalisme d’investigation qui se tiendra à Genève du 22 au 25 avril. Mais au fait, en quoi consiste exactement le journalisme d’investigation ?

Rien de tel qu’un petit tour sur le net … pour s’emmêler les pinceaux. Du côté de Wikipedia, on apprend que le journalisme d’investigation ou journalisme d’enquête est un genre (ceci n’est pas un hyperlien, c’est moi qui souligne…) journalistique qui se définit par « la durée de travail sur un même sujet et par des recherches approfondies« . Admettons. L’encyclopédie note encore que ce type de pratique journalistique implique également « une indépendance vis-à-vis des pouvoirs politiques ou économiques, et une profondeur d’analyse qui résiste à la tentation de l’audimat ou à la course à l’exclusivité« . Gageons que toute forme de journalisme sérieux prétend y tendre également. Dans les faits, n’importe quel article digne de ce nom est censé faire l’objet d’une investigation. « Le terme  « journalisme d’investigation » est un pléonasme. Si ce n’est pas de l’investigation, alors c’est un communiqué de presse« , affirme MJ Akbar, grand magnat de la presse indienne.

Dans la presse francophone, l’étiquette « journaliste d’investigation » colle aux plumes de grandes signatures telles Denis Robert ou Pierre Péan, des reporters spécialisés dans des domaines particuliers et qui publient régulièrement des sommes sur l’objet de leurs recherches. A ce propos, il est intéressant de constater que les comptes rendus de leurs enquêtes ne se trouvent plus dans les bonnes pages de la presse mais dans les librairies, publiés sous la forme d’ouvrages parfois imposants. Se pose alors la question du statut de l’enquêteur. Est-ce encore véritablement un travail de journalisme ? C’est ce que se demande Guillaume Narvic sur son blog, növövision en observant le cas de Pierre Péan :

Si Pierre Péan n’a plus de carte de presse depuis 1987, c’est qu’il publie ses enquêtes sous forme de livres, et que ces derniers constituent son revenu principal. De ce seul fait, et pour une raison d’ordre strictement économique, il ne répond donc plus aux critères d’attribution de la carte de presse, qui exigent que l’on obtienne plus de 50% de son revenu d’une entreprise de presse, disposant d’un numéro de commission paritaire (c’est d’ailleurs la seule condition requise pour être qualifié de « journaliste professionnel »). On en revient à l’éternel débat entre « être journaliste » professionnel ou « faire du journalisme » en professionnel. La question va au delà du « cas » de Péan, qui semble avoir choisi (d’après David Servenay) d’abandonner lui-même le qualificatif de journaliste.

A consulter la liste des invités de la prochaine conférence qui se tiendra à Genève, on ne peut toutefois pas limiter la notion de « journalisme d’investigation » aux seuls reporters qui se penchent sur ce qu’on appelle communément dans le jargon « les affaires ». Il ne sera pas uniquement question de pouvoir et de corruption… même si ces thèmes composent les morceaux de choix des allocutions. Une journaliste comme Florence Aubenas qui vient de passer plusieurs mois sur le terrain des travailleurs précaires et qui s’est employée à poser un regard sur la crise « ni comme sociologue ni comme économiste, mais à hauteur d’hommes » mérite certainement le titre de journaliste d’investigation. Même chose pour Samuel Bollendorf et Abel Ségrétin, auteurs d’une enquête sous la forme d’un webdocumentaire concernant les travailleurs du charbon en Chine.

Mais peut-être faut-il remettre en question la notion de genre quand on s’interroge sur le journalisme d’investigation si on souhaite y placer sous la même bannière des journalistes aux profils si différents. Il faudrait alors plutôt parler d’une posture: celle d’un journalisme qui prend son temps. Un journalisme qui assume longueur et lenteur comme des catégories positives. Peu importe l’objet de l’enquête et le support média utilisé. Ces reporters se retrouvent dans une gestion de la temporalité différente de celle des journalistes qui luttent au quotidien sur le front de l’immédiateté et de la rapidité.

Guillaume Henchoz

Du journalisme au 29e siècle

Du journalisme au 29e siècle

« La Journée d’un journaliste américain en 2889 » est un livre iconoclaste à plus d’un titre. Le contexte de rédaction, d’abord. Cette nouvelle a été écrite par Michel Verne, fils de son père, publiée au nom de ce dernier. toutefois Jules en assumera la paternité et en retouchera certains passages. L’objet, ensuite. Il s’agit d’une bande-dessinée reprenant la nouvelle des Verne, accompagnée d’un dossier fort bien fourni, à la fois drôle, pédagogique et sérieux. Le récit enfin. Il est question d’une journée particulière de la vie de Francis Bennett, grand magnat de la presse.

Pour une fois les Cassandre avaient tort : le journalisme existe toujours au 29e siècle. La profession n’a pas encore disparu dans les limbes de la techno-science et de l’abrutissage des masses. Mais le soulagement fait cependant vite place à l’amertume. Le métier n’a plus rien de très glamour. Alignés en rang d’oignons et s’adonnant à une activité qui ressemble à s’y méprendre à du bâtonnage de dépêches, les reporters du XXIXe siècle ont tout des forçats de l’info du XXIe.

Le génie de Michel Verne est d’avoir imaginé une technologie qui révolutionne la consommation de l’information. Il s’agit du « journalisme téléphonique ». Le Earth Herald n’est pas imprimé, il est parlé. C’est dans une rapide conversation avec un reporter, un homme politique ou un savant, que les abonnés apprennent ce qui peut les intéresser. Quant aux acheteurs au numéro, on le sait, pour quelques cents, ils prennent connaissance de l’exemplaire du jour dans d’innombrables cabinets phonographiques. Le journal se finance également grâce à la publicité : Le Earth Herald a développé une technique d’inscription publicitaire sur les nuages qui véhiculent aussi les manchette des éditions à venir. Des pistes à creuser pour sortir de la crise ?

Guillaume Henchoz


Références :

Monsieur Guerse, La journée d’un journaliste américain en 2889 (d’après l’œuvre de Michel Verne), 6 pieds sous terre ed , 2009

L’affaire Légeret comme si vous y étiez (presque…)

Greffier et journaliste, même combat ?

L’affaire Légeret secoue la Suisse romande. Cet homme est accusé d’avoir tué sa sœur, sa mère et une amie de cette dernière. Condamné en première instance par un jury sur la base de l’intime conviction, F.L. a fait recours et le voilà de nouveau dans le box des accusés pour un deuxième round qui s’annonce des plus palpitant. L’homme nie en bloc les accusations de meurtre et d’assassinat mais n’est pas toujours très cohérent sur sa version des faits. De son côté, l’instruction qui s’est déroulée avant le premier procès avait clairement été menée à charge et de nombreuses autres pistes semblent avoir été délaissées par les enquêteurs et la justice. En cliquant ici, vous pourrez consulter un article du Matin Dimanche (écrit par la seconde entité de ce blog…) qui revient sur le déroulement des faits et de l’instruction.

Ce qui paraît intéressant dans ce procès en appel est l’irruption d’une pratique journalistique rendue possible grâce à la technologie et qui s’applique assez bien au compte rendu des séances de tribunaux : le live blogging. Jusqu’à présent, les chroniqueurs judiciaires n’avaient pas 36 moyens pour couvrir les affaires. Radios et télévisions ont toujours fait le pied de grue devant les portes pendant que les journalistes assistaient au déroulement du procès.  On cherchait quelques témoignages et bonnes phrases pendant les interruptions. On illustrait le tout avec un dessin ou une photo prise sur le parvis du tribunal.

Le live blogging vient s’ajouter aux différents outils que les médias utilisent pour couvrir un procès. Il s’agit tout simplement de proposer aux internautes un compte rendu direct de ce qui se passe derrière les portes de la justice en action. Pas besoin de beaucoup plus qu’un journaliste et un ordinateur relié à internet afin de pianoter en direct le compte rendu de la séance. Bien connu aux Etats-Unis, le phénomène a touché la France depuis l’année dernière. C’est lors du procès de trois militants anti-OGM à Strasbourg que le journal Dernière Nouvelle d’Alsace avait fait une sorte de « live » sur la page d’accueil de son site. Ensuite, c’est le procès de Véronique Courjault, une mère infanticide jugée en juin 2009, qui a fait l’objet d’un live blogging remarqué dans le monde médiatique français (quelques liens ici et ).

Si la dimension juridique du live blogging ne semble pas poser de problème – les tribunaux français et américains ont toujours toléré cette pratique – il n’en va pas forcément de même du côté de l’éthique journalistique comme le note Marc Mentre sur le blog Média Trend. Selon ce dernier, le temps de la presse écrite n’est pas le même que celui des autres médias et cela peut mener à un mélange des genres qui ne serait pas propice à la branche :

« Les médias de « presse écrite » ont une faible expérience du live et de l’immédiateté [distinct de la rapidité]. La durée d’impression et de distribution d’un journal se compte en heures, voire en jours. Elle impose de facto un mode de traitement de l’information qui privilégie le recul sur l’événement, la mise en perspective… Le lecteur d’un quotidien, par exemple, sera déjà informé des faits bruts par la radio et la télévision, lorsqu’il achètera ou recevra son exemplaire. Il faut donc construire l’information en fonction de cette contrainte. C’est cela qu’annihile des outils comme Twitter ou des pratiques comme le live blogging. »

Ces propos méritent d’être nuancés à la lumière du traitement de l’affaire Légeret. A ma connaissance, trois médias pratiquent différentes formes de live blogging pour couvrir le procès. Il y a le 24heures, un grand quotidien régional couvrant l’essentiel du Canton de Vaud, qui publie régulièrement directement dans un article situé sur la page d’accueil de leur site des recensions très complètes du procès. On y trouve les descriptions des personnes (j’allais dire  de personnages….storytelling, quand tu nous tiens…), des citations, et un récit  factuel des divers témoignages et prises de parole. Le canard s’est donné les moyens de couvrir le procès adéquatement : pendant qu’une journaliste blogue le procès, le chroniqueur judiciaire et les reporters de la locale assurent le suivi en articles plus approfondis pour le site et l’édition papier. Il y a toutefois un bémol de taille dans cette importante mise en place. 24heures a opté pour un service technique minimal et n’a pas cru bon faire usage d’un programme tout bête type covertlive. Résultat : Déchiffrer les heures du procès s’avère aussi crispant que lire un manga. Dommage, car le contenu est de bonne qualité, une fois qu’on a compris comment s’y prendre.

Le Matin Dimanche, de son côté, a décidé de twitter le procès. Une fenêtre apparaissait sur le site du matin.ch de manière à ce que les non abonnés à cette plate-forme de microblogging puissent tout de même suivre l’évolution de la situation. Le résultat me paraît un peu plus mitigé : les twitts, limités à 140 signes, ne permettent pas de restituer un compte rendu factuel et efficace du procès. Les messages sont plutôt impressionnistes et concernent surtout l’ambiance qui règne au sein du tribunal. Ils constituent cependant un bon complément pour qui a lu les articles.

Le dernier média à couvrir le procès en le bloguant en direct est la TSR (Télévision suisse romande). Tout comme le 24heures, la Télévision suit l’affaire avec attention depuis le début. En plus des nombreux sujets sur l’enquête puis le procès réalisé pour les journaux de la mi-journée et du soir, la TSR a également consacré une de ces émissions, zone d’ombre, à cette affaire. C’est également la TSR qui a déniché un nouveau témoin qui justifie ce procès en appel. Sur le site de la télévision romande, on trouve une page spéciale dédiée à l’affaire Légeret. Reportages et reprises de dépêches en forment le principal contenu… avec un live blogging du procès réalisé grâce à covertlive. La retranscription, de bonne qualité,  permet de suivre les grands axes du procès. Ce live-blogging s’accompagne également d’une réflexion critique du journaliste André Beaud qui semble prendre des distances avec un procédé qu’il a dû assumer le temps du procès :

Une trop grande rapidité peut créer l’illusion de la transparence, mais les risques de dérapage sont trop grands. Il faut parfois de la lenteur, des discussions de coulisses, de la discrétion pour arracher une bonne décision. Ceci est humain, profondément humain. Un tel langage va bien sûr à l’encontre des moeurs journalistiques d’aujourd’hui (et le soussigné y participe aussi quotidiennement), mais il n’est pas trop tard pour s’interroger sur les limites de l’exercice.

Guillaume Henchoz

Le New York Times : une newsroom bien huilée

Cécile Dehesdin est journaliste multimédia. Effectuant une formation à l’Université de Columbia (NY), elle a eu l’occasion de visiter la newsroom des infos locales du prestigieux New York Times (NYT). EDITO a recueilli ses impressions.

Cécile Dehesdin, vous avez passé une journée au sein de la rédaction Metro du NYT (ndlr : il s’agit de la rubrique locale). Comment sont organisés ses différents services ?

En plus des reporters de la rubrique, on y trouve un rédacteur en chef en charge des pages du web, un «assignment editor» qui s’occupe de répartir les journalistes sur les différents sujets du jour, le rédacteur en chef du blog local «City Room», et deux «web producers»:  l’un s’occupe de mettre en ligne les articles de la rubrique, l’autre contribue à la gestion des blogs du «City Room».

Comment s’élabore l’espace dans lequel ces différents services collaborent ?

La rédaction du NYT est désormais de type «intégrée», au sens ou tous les membres de l’équipe éditoriale, qu’ils travaillent sur la version papier ou web du journal, sont réunis dans la même grande salle de rédaction. Concrètement, dans la rubrique «Metro», le rédacteur en chef web est assis entre l’ «assignment editor» et le rédacteur en chef de City Room. En face et à côté d’eux se tiennent les bureaux des journalistes et des «web producers». Quelques mètres plus loin, on trouve les autres rubriques du journal, l’équipe photo, les correcteurs, etc.

Quel circuit suit une information standard ?

Pour une info simple, un reporter écrit un court post pour «City Room». Il le rallonge et le transforme ensuite pour le site web du NYT et l’édition papier. Il l’envoie alors à un «news clerk» – personne en charge de rentrer les articles dans les systèmes informatiques- qui l’éditionne d’abord pour le web, puis pour le papier. Un chef de rubrique le relit une première fois, puis le fait passer aux correcteurs, A ce stade, les articles font l’objet de deux relectures attentives afin de supprimer les coquilles. Si l’article est sélectionné pour l’édition papier du lendemain, il est encore relu par une série de correcteurs, alors même que la plupart du temps, l’article qui parait dans le papier est identique à celui éditionné en ligne.

Qu’est-ce qui différencie exactement le service de blogs alimenté par les journalistes et le journal en ligne ? Est-ce que ce sont les mêmes journalistes qui signent ?

Deux ou trois reporters de la rubrique «Metro» sont assignés à «City Room», mais ils signent aussi des articles dans la version papier et dans le site web du journal. En fait, n’importe quel journaliste peut être amené à publier un post pour le blog quand le sujet s’y prête. Si certains journalistes sont plutôt orientés papier et d’autre web, je n’ai pas vraiment pu constater de hiérarchie entre eux.

Cécile Dehesdin tient un blog sur les nouvelles pratiques du journalisme depuis les Etats-Unis où elle termine sa spécialisation de journaliste multimédia

Guillaume Henchoz

Interview publiée dans le magazine EDITO, mars 2010

La newsroomBlick s’exportera-t-elle en Suisse romande ?

La newsroomBlick s’exportera-t-elle en Suisse romande ?
La prochaine ouverture d’une «newsroom» réunissant les différentes rédactions du Blick a fait grand bruit dans le microcosme des médias helvétiques. Coup de projecteur sur un nouveau modèle de gestion de l’information.

La nouvelle est tombée ce début d’année. Le groupe Ringier supprime 29 postes à plein temps en Suisse. « Cette mesure s’explique par la création d’une newsroom intégrée qui nécessite moins de personnel » confie la direction du groupe à l’ATS. Dès début mars les différentes rédactions du Blick, du Blick am Abend, du SonntagsBlick et du site blick.ch seront réunies et pilotées depuis la même infrastructure. Les syndicats Impressum et Comedia ont dénoncé cette situation estimant que les licenciements étaient effectués dans la précipitation et que la création de la nouvelle plateforme risquait de contribuer à la «réduction de la diversité des médias». Mais au fait, qu’entend-on exactement par «newsroom»  ?

Pour Stefan Hackh, porte-parole du groupe Ringier, «le but de la newsroom est de fournir aux consommateurs les contenus et les divertissements qu’ils désirent sur les canaux appropriés».  Dans un langage un peu plus nuancé. Jean-Christophe Liechti, journaliste à la TSR chargé par le Centre romand de formation des journalistes (CRFJ) d’organiser un module sur ce thème, précise : «la newsroom peut être considérée comme un outil qui permet d’optimiser l’information de manière à ce qu’elle accède au mieux aux différents types de lecteurs». Chez Ringier, le but semble avant tout de réaliser des économies d’échelle et de rationnaliser le travail des journalistes afin de répartir l’information dans les différents titres du groupe. «L’actualité sera d’abord traitée par Blick.ch sous la forme de petits articles. Ensuite, selon les délais d’impression elle sera relayée et augmentée par le Blick ou le Blick am Abend. Une suite pourra également être élaborée dans le cadre d’un article de fond dans le SonntagsBlick», note encore Stefan Hackh.

Cette nouvelle infrastructure nécessite évidemment une redéfinition du cahier des charges des journalistes. Ces derniers ne sont plus amenés à collaborer pour un titre unique mais pour les différents organes de presse du groupe. «Idéalement, nos reporters devront connaître et maîtriser les différentes identités de nos publications et travailler pour plus d’un titre», affirme le porte-parole du groupe qui voit dans ce nouveau modèle de gestion des entreprises de presse, outre les mesures d’économie auxquelles on peut procéder l’occasion de créeer des synergies : «plus de personnes focalisées sur un thème cela signifie plus d’énergie, plus d’idées et plus de moyens».  Pour Jean-Christophe Liechti, le passage à la newsroom est un «mal nécessaire» : «il est de plus en plus difficile pour un rédacteur en chef d’avoir une vue d’ensemble de sa publication tant les supports se sont multipliés». La newsroom devient alors une sorte de méga console d’administration permettant de gérer depuis le haut les flux de l’information et les ressources à disposition.

La formule ne semble toutefois pas faire recette auprès des médias romands. Adjoint à la direction d’Edipresse, Peter Rothenbuhler confesse suivre les projets de Ringier avec attention mais sans penser pouvoir les appliquer au sein de son groupe. «Nous préférons maintenir une certaine concurrence amicale entre nos titres», nous confie-t-il avant d’ajouter que des synergies entre les publications existent déjà : «le traitement su sport fait l’objet d’une collaboration entre la rédaction du Matin et celle du Matin Dimanche. De même, un journaliste spécialisé dans un champ d’expertise peut parfois publier un article dans l’un ou l’autre titre selon les besoins» . Edipresse semble cependant veiller à bien différencier ces différentes publications.

Même son de cloche du côté de la future Radio Télévision Suisse romande (RTS). Bernard Rappaz, « rédacteur en chef Actu » de la TSR, confirme : «si cela peut marcher pour des groupes comme la BBC, la RTBF ou encore Ringier, c’est parce que leurs différents titres se situent déjà au même endroit, ce qui est loin d’être notre cas. Nous continuons à travailler sur deux sites, Lausanne et Genève».  Des rapprochements ont toutefois déjà été effectués: «Depuis deux ans, nous avons une rédaction web qui travaille tant pour la radio que la télévision. Les fils d’information comme  le Teletext alimentent les deux médias. Derrière les habillages de la RSR et de la TSR, il y a déjà un même socle. De fait, télévision et radio travaillent déjà en réseau». A l’échelle locale on pourra tout-de-même voir de nouveaux types de collaboration : «des regroupements seront effectués au sein des rédactions régionales. On pourrait alors parler de «mini-newsrooms».

Newsroom ? But what the hell is that ?

Newsroom ? Connais pas. Contactés par EDITO, plusieurs spécialistes des médias avouent sécher sur ce concept. Pourtant, tout le monde a sa newsroom : 10 Downing Street, l’Elysée, Roche, Novartis, Nestlé etc. «Newsroom» désigne ici l’espace dévolu à la communication des groupes ou des instance politiques. Terme anglais, forcément à la mode, «newsroom» fait des émules… et se vide de son sens. Etymologiquement, le mot signifie simplement la «salle de rédaction». Il est employé comme tel depuis les débuts du journalisme par les reporters anglo-saxons. Il est toutefois de plus en plus utilisé sur la toile par des blogueurs et des journalistes s’interrogeant sur les nouveaux modes de gestion des rédactions. La dernière réflexion en date est celle de Raphael Benoît, rédacteur en chef du journal en ligne le Post.fr, qui vient de poster un billet intitulé «Révolutionner la presse: vers une nouvelle Google newsroom» dans lequel il décline un nouveau modèle de rédaction recomposée autour du web. En fait, le concept a énormément évolué au cours de ces dernières années comme l’explique  Jean-Christophe Liechti : «on parle d’abord de Newsroom 1.0 pour désigner les rédactions dans lesquelles le web et le papier sont clairement séparés. Vient ensuite la Newsroom 2.0 que nous expérimentons actuellement. Différentes plateformes comme le web, le papier et les services d’application pour les téléphones portables se concertent et collaborent pour essayer de respecter l’image du journal. Dans le futur, on parlera de 3.0. une newsroom au sein de laquelle on travaillera indépendemment des types de support». Si le journalisme survit aux mutations précédentes.

Guillaume Henchoz

(article initialement paru dans le magazine EDITO, mars 2010)