- Tintin au boulot (extrait de Tintin au pays des Soviets)
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Le dessin accompagne le journalisme depuis ses débuts. Des gravures du Petit Journal aux caricatures de la presse satirique, l’image a toujours été utilisée par les médias pour expliquer, illustrer, moquer. Jusqu’à nos jours, elle a eu pour principale fonction de compléter le récit journalistique. Le dessin vient appuyer le message. C’est toutefois une posture différente qui tend à se développer avec l’essor du journalisme de bande dessinée. Dans un article très complet publié en 2005 par la revue française Médias, Jean-Michel Boissier et Hervé Lavergne jettent les bases d’un nouveau genre de BD : Le BD reportage :
Les Américains l’appellent « comics journalism » ou « graphic journalism ». Autrefois, l’expression désignait les spécialistes, les critiques de bandes dessinées, les incollables des phylactères. Depuis une vingtaine d’années, elle s’applique à une nouvelle tribu de reporters qui ont troqué le clavier, l’appareil photo, le micro ou la caméra contre les crayons, les stylos et les encres – surtout noires. Le BD reportage (appelons-le comme ça) a ses héros internationaux : Art Spiegelman, le génie graphique de « Maus », descente hallucinée dans l’enfer des souris déportées et des chats bourreaux d’Auschwitz, et Joe Sacco, Maltais vivant aux Etats-Unis, qui publie avec un grand succès ses reportages puissants et engagés, de la Palestine à la Bosnie.
Boissier & Lavergne, Le BD reportage et ses maîtres, Médias, décembre 2005
Pour comprendre l’essor du journalisme de bande dessinée, il faut commencer par se plonger dans l’histoire de cette dernière. La BD a longtemps souffert d’un déficit de légitimité. Considérée comme un art relevant de tantôt l’Underground, tantôt de la littérature pour enfants, ce n’est que récemment qu’elle est parvenue à acquérir une certaine légitimité culturelle, comme le note Benoît Peeters, scénariste et critique de bande dessinée :
Si dans les années 1970, à l’université et dans la presse, on n’abordait la BD que de façon latérale, comme épiphénomène sociologique ou simple expression de la culture populaire, nous avons assisté, depuis, à une nette évolution des mentalités, à un changement d’attitude des libraires généralistes, des bibliothécaires et des médias. Sans doute le travail théorique mené par certains d’entre nous a-t-il porté quelques fruits, mais c’est surtout l’évolution de la bande dessinée elle-même, au cours des dernières années qui a joué un rôle décisif dans la reconnaissance de son statut culturel.
Benoît Peeters, Interview accordée au magazine Books, mars 2010 (Hors-série no2)
Dans un article du New Yorker, (également traduit la revue Books) David Hadju effectue un parallélisme intéressant entre bande dessinée et rock and roll. Longtemps considérés comme des formes de sous-arts, ces deux genres ont acquis leurs lettres de noblesses dans les années 1970. A l’instar des Beattles et de Bob Dylan, les grands maîtres de la BD se sont employés à explorer des thématiques plus « adultes » et se sont essayés à des récits plus complexes et profonds. Le premier livre a avoir revendiqué le statut de graphic novel, nous rappelle David Hadju, est un pacte avec Dieu de Will Eisner. Par la suite, ce sont les travaux d’Art Spiegelman et son très remarqué Maus, ainsi que les reportages de Joe Sacco qui emmènent la bande dessinée loin des rivages de la fiction. En France également, le Travail de Jean Teulé relève du même constat : la BD se prête bien au reportage. Teulé parcourt la France et propose à ses lecteurs des portraits de Français à travers des faits divers et des tranches de quotidiens de personnes ordinaires. Son oeuvre sera primée à Angoulême en 1989. Elle reste toutefois peu connue d’un grand public qui a plutôt retenu la figure du romancier que celle de l’auteur de BD.
- Denis Robert s’est mis à la BD pour raconter ses années d’enquête dans le milieu des affaires
La production a explosé au cours de ces dernières années. De nombreux auteurs de bande dessinée se sont essayés au genre: Guy Delisle nous narre ses aventures en Corée du nord et en Birmanie pour le compte de ses employeurs, Denis Robert a transposé ses années d’enquête sur la corruption politique et les milieux économiques, Daphné Collignon raconte les reportages d’Anne Nivat dans les confins de la Russie, etc. Plus qu’une mode, le BD reportage devient un genre en soi. Ironie du destin, la figure du journaliste est présente dans la bande dessinée depuis (presque) ses débuts. Tout le monde se souvient de Tintin, le reporter dessiné sous les traits d’Hergé. Le journaliste -ou sa caricature- a continué à s’essaimer dans la bande dessinée. Fantasio, Le célèbre compagnon de Spirou fait également partie de la maison. Cela se poursuit jusque dans les mangas avec la récente parution de « Journaliste« .
Journalisme et bande dessinée forment en fait un vieux couple. Dès lors, il n’est pas étonnant de constater que la porosité entre ces deux domaines est toujours plus forte. Le dessinateur de presse Patrick Chappatte me semble être un bon exemple. Connu d’abord pour ses dessins de presse qui sont notamment publiés dans le Temps et le Herald Tribune, ce dessinateur s’est également mis aux reportages graphiques. Ces derniers sont d’ailleurs consultables depuis le site de l’auteur (cliquez ici). Le journalisme de bande dessinée ne vient donc pas exclusivement de la BD mais s’élabore à la frontière de ces deux disciplines. Le dessinateur et journaliste Joe Sacco incarne bien cette double filiation, lui qui a signé des articles dans les journaux anglo-saxons les plus prestigieux tout en continuant son travail de BD reporter. La revue XXI contribue également à exploser la frontière entre journalisme et BD. En reprenant une formule qui vient des Etats-Unis et que pratique un magazine comme le New-Yorker, XXI propose lors de chacune de ses parutions un reportage graphique d’excellente qualité.
Les récits de ces BD reporters partagent tous quelque chose que résume assez bien Art Spiegelman dans le Columbia Journalism review. Pour ce dernier la prétendue objectivité sous-tendue par l’appareil photo est tout aussi mensongère qu’un récit écrit à la troisième personne du singulier. A partir de ce constat, « faire du journalisme en bande dessinée c’est manifester ses partis pris et un sentiment d’urgence qui font accéder le lecteur à un autre niveau d’information », affirme-t-il. Le lien avec le narrative writing paraît ici évident. Le journalisme de Bande dessinée ne peut que se rattacher à cette longue tradition journalistique qui court d’Albert Londres aux grandes plumes des reporters américains et que l’on appelle en bon français le « Nouveau Journalisme ». Phénomène assez flagrant dans les BDs consultées, le reporter est présent en permanence tout au long du déroulement du récit. Il est le point depuis lequel s’organise le récit. Il est le filtre. Une évidence s’impose alors aux lecteurs : il n’est pas neutre. Nous pouvons au contraire le voir à l’oeuvre organiser le récit. Le journalisme de bande dessinée a ceci de pédagogique qu’il encourage le lecteur à prendre une certaine distance critique :
En mettant en avant sa propre humanité, le BD reporter encourage ses lecteurs à garder la distance nécessaire avec ce qu’ils lisent. A cela s’ajoutent les propriétés narratives particulières du BD reportage : il ne s’agit ni d’histoires illustrées, ni d’images commentées, mais d’une interaction incessante entre l’image et le texte où chaque élément conserve un certain degré de liberté et d’autonomie. Pour cette raison, la bande dessinée est remarquablement appropriée pour décrire la fragmentation de l’expérience pendant une crise sociale ou politique, ou des points de vue incommensurablement opposés au cours d’un conflit (Israël/Palestine, Afghanistan, Irak, etc.).
Boissier & Lavergne, Le BD reportage et ses maîtres, Médias, décembre 2005
On peut sans doute attribuer le succès que rencontre le journalisme de bande dessinée aux partis prix assumés de ces codes narratifs: le trend actuel est à la suspicion. Les journalistes n’ont pas bonne presse. Ils sont soupçonnés de plusieurs maux: manipulation, manque d’objectivité, absence d’indépendance. L’arrivée d’une nouvelle forme de journalisme qui dit « je » et qui assume sa part de subjectivité à travers les dessins remporte un certain succès auprès du lectorat. A la lecture de certains récits, on ne peut s’empêcher de penser à l’autofiction, genre littéraire qui se situe entre la fiction et l’autobiographie. Il ne s’agit pas d’affirmer que les journalistes-dessinateurs sont des êtres à l’égo débordant qui épanchent sur les cases leur petit moi atrophié. Car contrairement aux auteurs de littératures, la focale depuis laquelle s’articule le récit des dessinateurs se donne d’emblée à voir lorsqu’on lit une bande dessinée. C’est en fait moins une mise en scène de soi qu’une mise en scène d’un narrateur présent dans le récit. Pour faire un peu dans la provoc’, on pourrait affirmer contre la tendance actuelle que ce qui manque encore dans le journalisme de bande dessinée, ce sont des récits qui assument une certaine neutralité axiologique…
Guillaume Henchoz